Voici un entretien en langue italienne avec Ada Grecchi, avocat milanais et top manager pendant plusieurs années, ayant occupé des responsabilités publiques de tout premier plan notamment dans le domaine de l’égalité des chances homme-femme, auteur du roman « La spiaggia delle gazze » (La plage des pies) : une grande histoire d’amour, entre les brouillards milanais et les couleurs ensoleillées de la Guadeloupe.

Ce roman a été présenté le 21 mars 2016 à la Maison de l’Italie de Paris, lors d’un événement organisé en collaboration avec le comité parisien de la Società Dante Alighieri, première association culturelle d’Italie avec ses 500 comités dans 80 pays.

Nous vous proposons ci-dessous le texte que le grand journaliste italien Gianni Letta, ancien Sous-Secrétaire d’Etat à la Présidence du Conseil des Ministres, Vice-Président au siège central de la Società Dante Alighieri, a consacré au roman « La spiaggia delle gazze » par Ada Grecchi.

"Ada Grecchi est une femme extraordinaire. C’est sa vie active de manager à succès qui le prouve, et cela est confirmé par son engagement social et par ses livres. Sa façon de raconter, à la fois tendre et délicate, est inspirée par une sensibilité hors du commun, comme il est possible de voir dans ces pages. A chaque ligne de ce roman, l’on respire un désir de pureté et d’infini…’’. C’est ce que l’on peut lire sur la quatrième page de couverture. Et il suffit de feuilleter ce livre pour s’en rendre compte.

Il s’agit en effet d’un livre – le dernier en date d’Ada Grecchi – riche de trois ingrédients délicats et puissants : une nostalgie, une mélancolie, une beauté s’exprimant lumineusement, qui nous saisissent grâce à une écriture parfois soyeuse, parfois effrontée, dans un jeu de voix qui s’enchaînent. Ces éléments traduisent, chacun avec sincérité, des points de vue qui se rejoignent et s’opposent dans une trame qu’Ada Grecchi maîtrise avec un détachement qui, au fond, ne l’est pas.

Ada renonce au “Je’’ du narrateur, les chapitres découlent directement de la voix de chaque protagoniste. Il y en a trois : Andrea, sa femme Carla, et une femme plus jeune, Joséphine, rencontrée aux Caraïbes. Est-ce là le classique “ménage à trois’’ ? A l’apparence oui, mais les combinaisons des angles des trois côtés du triangle sont infinies. L’envie de briser, de réunir, de trouver la paix, de la briser à nouveau, de briser le cercle d’une normalité étouffante et le besoin de la reconquérir s’enchaînent au fil de ces trois voix.

Ada Grecchi plante le décor de son roman entre Milan et la Guadeloupe. Ce sont deux lieux géographiques, deux communautés humaines, mais ce sont aussi des lieux symboliques, opposés, ce sont des archétypes de notre temps.

Milan est la ville aimée et haïe, où tout n’est que travail qui t’arrache loin des êtres chers. C’est aussi le lieu de la générosité imprévisible, du pragmatisme qui résout les problèmes, mais aussi le lieu de l’arrivisme. La ville de la modernité rationnelle et le sombre théâtre de la compétition sauvage et de l’ ‘‘élimination compétitive’’. Ce qui prévaut au final c’est la ‘‘culture de la mise à l’écart’’, comme le dit Pape François. Andrea en est la victime, il est mis à l’écart. Il part alors pour un monde lointain, partir pour partir. Pour une immersion dans l’oubli.

Au contraire, la Guadeloupe, avec sa merveilleuse plage des pies, est un lieu primordial, un paradis aux yeux d’un occidental qui a l’impression de tout recommencer, loin de tout. Cette île est aussi, évidemment, empreinte de sang et de chagrin, mais pour cet ingénu Milanais c’est un chaudron regorgeant de fables, le lieu où respirer, nager, s’abandonner, et enfin ressusciter. La Guadeloupe, magique et dépeinte de façon superbe par Ada Grecchi, est un coffre-fort empli de bijoux, où il y a aussi des personnes, et non une simple carte postale à l’usage de nos rêves. Il y a des destins qui peuvent s’entremêler avec ceux de notre Milanais en crise. Mais, au final, ceux-ci explosent dans leur unicité.

J’ai dit : nostalgie, mélancolie, beauté. Nostalgie, comme le révèle l’étymologie du mot, et comme l’a si bien dit Milan Kundera, c’est à la fois une peine et un souffle d’émotion et de réconfort. Loin d’être le poids insupportable des choses passées et mortes, c’est au contraire la preuve que celles-ci sont bien vivantes, lointaines, peut-être hors d’atteinte, mais vivantes. Et ces choses nous lancent un appel. L’aspiration à une vie de bonté, où l’on est bon et l’on s’aime. Ici cela paraît être une mission impossible, mais peut-être qu’en Guadeloupe...

Mélancolie (en italien : “Malinconia”). Ou bien, en latin, melancholia? La melancholia - comme l’indiquent les dictionnaires - est au sens étymologique la bile noire : une altération pathologique de l’humeur, une tristesse sans raison apparente, souvent accompagnée d’une forme d’angoisse. En un mot, la melancholia est une sorte d’étouffement, obscur, dans lequel Luther voyait une possession par le diable. Et à la melancholia il n’y a pas d’issue. C’est la dépression.

La mélancolie (“malinconia”) en revanche peut devenir une force vitale. Elle vous redonne de l’élan à partir des choses concrètes, à partir du bien qui est à notre portée. Même si l’on a toujours en tête et au fond de soi quelque chose de plus accompli. La mélancolie est ce levier qui nous pousse à affronter la vie avec une énergie positive. C’est un cri d’amour.

Je crois que le dénouement du livre, que bien évidemment je ne dévoilerai pas ici, est empli de cette prise de conscience des limites de l’homme, sans cynisme mais avec mélancolie. Non pas un mensonge pour répondre à la “panique d’une autre journée vide” (page 25), mais un éclat de sentiments. Un rythme différent de celui dont nous voudrions disposer pour exprimer la poétique de nos existences. Or c’est bien sur ce terrain que se joue cette affaire sérieuse qu’est notre vie. Ce coffre-fort empli de monnaies en or, c’est parmi nos liens quotidiens et non banaux que nous devons le rechercher.

Beauté. Nous aussi sommes envoûtés par la magie des yeux de Joséphine, par la douceur de la mer devant la plage des pies. Nous ressentons la chaleur de ses doigts doux qui pansent les plaies des chagrins de la vie. La beauté existe, et nous sommes blessés par elle. Or ce sont des blessures dont nous ne devons point guérir, nous dit Ada Grecchi, qui atteint le plus haut de son écriture lorsqu’elle s’identifie au regard et à la conscience d’Andrea, ce manager honnête mais au fond triste. Il se retrouve non seulement dans la plénitude de son amour exotique, mais aussi dans la peine qu’il ne cesse de couver au plus profond de soi même. Une peine qui déchire son humanité et la fait briller à l’heure de son déclin.

La mélancolie, avec sa nostalgie de bonheur et sa soif de beauté, est au final la seule et triple note dominante de ces pages magnifiques.

Gianni Letta