andreani Luigi Guidobono Cavalchini, ancien Ambassadeur d’Italie en France ; Marc Lazar, professeur à Sciences Po et à la LUISS de Rome ; Alfred Siefer-Gaillardin, Président d’Honneur du Cercle France-Amériques ; Giandomenico Magliano, Ambassadeur d’Italie en France : ils sont intervenus dans un débat-souvenir au Lycée Italien de Paris en l’honneur de Jacques Andréani, Ambassadeur de France en Italie de 1984 à 1988, Président puis Président d’Honneur du Comité de Paris de la Società Dante Alighieri.

Ce débat-souvenir a eu lieu le 15 mars 2016 au Lycée Italien de Paris, où se trouve le siège de la Dante de Paris, en présence de deux enfants et de la veuve – italienne – de Jacques Andréani, Donatella Monterisi Andréani, ainsi que du Consul Général d’Italie à Paris, Andrea Cavallari, et de son épouse. Précédé par une intervention d’Aurelio Alaimo, Proviseur du Lycée Italien « Leonardo da Vinci », le débat a été animé par Michele Canonica, Président Società Dante Alighieri-Comité de Paris.



Intervention sur Jacques Andréani (1929-2015)
de Luigi Guidobono Cavalchini,
ancien Ambassadeur d’Italie en France,
le 15 mars 2016 au Lycée Italien de Paris

La perte de Jacques Andréani, survenue le 15 juillet de l’année passée, a été pour nous tous un véritable coup au cœur. Permettez-moi, tout d’abord, de m’adresser à Donatella et à ses enfants pour leur dire encore une fois combien nous tous continuons à partager leur peine et leur douleur.

Il y a dans la vie de chacun de nous des moments, peut-être trop rares, où des mouvances instantanées, et que nous appelons tout simplement émotions, échappent presque complètement au contrôle de la raison. Cette soirée, qui nous réunit ici pour retracer la carrière d’un grand diplomate français, qui a été aussi le Président de la Società Dante Alighieri, à laquelle va sans doute la reconnaissance de nous tous pour avoir bien voulu prendre cette initiative, représente pour moi un des ces moments-là. Quand, au cours des années 90, j’étais à Bruxelles, les Représentants Permanents auprès de l’Union Européenne avaient pris l’habitude, à chaque fois qu’ils se rencontraient, de se saluer en prononçant les mots d’entrée suivants : « Cher Ami quoique Collègue ». Si à l’époque j’avais rencontré Jacques Andréani, je l’aurais salué en lui disant tout simplement et très sincèrement : « Cher Ami ». Une amitié – celle avec Jacques – mesurée et discrète, forgée et soudée pendant quatre ans, alors qu’il remplissait ses fonctions de Chef de Mission auprès du Quirinal. Quant à moi, je recouvrais cette charge de Directeur de Cabinet du Ministre des Affaires Etrangères qui, par la suite, devait me tenir occupé pendant huit ans ; et ceci en dépit des aléas liés aux changements – hélas, très et trop fréquents – dans la composition des gouvernements italiens.

En novembre 1984, Jacques avait pris la place de Gilles Martinet au Palais Farnèse : il y séjournera pendant quatre ans, jusqu’en octobre 1988. Les documents que j’ai pu consulter et les témoignages que j’ai recueillis nous offrent un cadre suffisamment détaillé des réflexions et des analyses que le jeux politique intérieur de la Péninsule et les initiatives du Gouvernement de Rome sur le plan international suscitaient chez un observateur attentif et enclin à une étude scrupuleuse et patiente des faits comme le nouvel Ambassadeur de France en Italie. Le lien étroit entre les vicissitudes de la politique intérieure et la projection vers l’extérieur de ces mêmes vicissitudes (et je pense ici aux suites de l’affaire Sigonella d’automne 1985) n’échappait pas à Jacques. Ce lien, il le percevait comme un a priori logique de n’importe quelle réflexion, car en sous-estimer l’importance signifiait pour lui aboutir à rendre peu fiable toute conclusion. Or, c’est en se montrant fidèle à ce précepte de sémiotique politique que Jacques donnait des interprétations, avançait des propositions et faisait des projets ayant comme objet de réflexion la complexité de la réalité italienne et, surtout, les interrogations que cette dernière soulevait. Au fond, n’aimait-il pas dans ses analyses très détaillées se poser des questions qui lui auraient permis de pénétrer la réalité des choses et la logique des comportements humains ?

Le début de la mission de Jacques à Rome avait coïncidé avec une époque au cours de laquelle le cadre tendu des relations entre l’Est et l’Ouest, tel que nous l’avions connu à partir de la fin de la Deuxième Guerre Mondiale, donnait les premiers sérieux signaux d’effritement. En effet, après le décès de Constantin Tchernenko, nous avions assisté en mars 1985 à l’accession de Mikhaïl Gorbatchev au poste de Premier Secrétaire du Parti Communiste de l’Union Soviétique : cette élection devait marquer un tournant dans l’histoire du monde et, tout particulièrement, du Vieux Continent. Au Palais Farnèse, qui mieux que Jacques, qui avait vécu à Moscou la période la plus sombre et inquiétante de la Guerre Froide et, ensuite, avait été partie prenante dans les négociations sur la sécurité et la coopération en Europe, aurait pu saisir l’importance des suivis d’un processus que lui-même par la suite définira de « piège », mais qui à ce moment-là, apparaissait comme s’inscrivant dans l’accélération de la détente entre l’Est et l’Ouest ?

A vrai dire, les signes avant-coureurs de cette détente, qui avait fait suite à la période de la « coexistence pacifique », nous les avions interceptés dans l’Ostpolitik de Willy Brandt, dans les accords des quatre Puissances occupantes de Berlin et dans les premiers engagements entre Washington et Moscou sur la limitation des armements stratégiques ; et, encore, dans le développement des échanges et de la coopération entre opérateurs économiques et financiers des deux côtés du Rideau de Fer. Il fallait quand même aller de l’avant, pour renforcer un équilibre encore fragile entre l’Est et l’Ouest.

Certes, la réalité politique italienne présentait depuis longtemps des caractères que je définirais d’insolites ; elle nous montrait, dans une certaine mesure, les signes avant-coureurs de la fin de la Guerre Froide. Je songe ici à l’évolution que Enrico Berlinguer avait imprimé au Parti Communiste Italien, à la suite du « Printemps de Prague » de 1968 et du sort réservé à Dubcek après l’ intervention en Tchécoslovaquie des troupes du Pacte de Varsovie. A cet égard, la conception et la promotion d’un ordre mondial conforme aux nécessités de la réussite du « compromis historique » à l’intérieur avaient amené en 1977 les parlementaires communistes à donner sans réserve leur consentement à un Ordre du Jour de la Chambre des Députés affirmant que l’Alliance Atlantique et la Communauté Européenne étaient les piliers de l’action internationale de l’Italie.

J’ai, à ce propos, un souvenir précis des années 1977-1980, quand je remplissais à l’Ambassade d’Italie de la rue de Varenne les fonctions de Conseiller politique. La grande attention et l’intérêt que les socialistes français prêtaient à l’« eurocommunisme » et à ses inspirateurs devaient déclencher auprès de leurs confrères italiens une vague de déceptions, de contrariétés et de soupçons destinés à être dépassée seulement en 1983, quand Bettino Craxi a été appelé au Palais Chigi pour remplir les fonctions de Président du Conseil des Ministres. L’éloignement du PCI par rapport aux positions de l’URSS avait acquis par la suite sa dynamique propre ; et c’est ainsi qu’aux réflexions de Jacques très axées sur les retombées des négociations d’Helsinki ne pouvait certainement pas échapper la circonstance que, surtout au sujet des questions concernant les droits de l’homme, ainsi que la libre circulation des idées et des personnes entre les deux parties de l’Europe, les communistes italiens s’étaient retrouvés sur des positions proches de celles des gouvernements occidentaux.

N’oublions pas, à ce propos, que les Etats d’Amérique du Nord et les Etats Membres de la Communauté Européenne avaient insisté pour que les questions « de la troisième corbeille » soient inscrites à l’ordre du jour de la Conférence : une condition – souvenons-le avec Jacques – qui était devenue pour eux le préalable de leur participation aux négociations d’Helsinki, en d’autres termes, le prix qu’on voulait faire payer à l’URSS pour un document censé sanctionner – dans le droit fil des desiderata de Moscou – l’ordre territorial et politique européen issu de la Deuxième Guerre Mondiale.

Jacques Andréani rappelait souvent à ses interlocuteurs le travail qu’il avait accompli en dirigeant la délégation de son Pays à la deuxième phase de la Conférence qui avait mis au point à Genève, de 1973 à 1975, le texte de l’Acte Final. Et il ajoutait que, quelles que aient été les fonctions de responsabilité remplies par la suite à l’extérieur – au Caire, à Rome et à Washington – les moments passés à Helsinki et à Genève avaient été pour lui les plus passionnants de sa carrière diplomatique. Ces moments si exaltants – car il s’agissait de faire un exercice parsemée de pièges, de risques et d’inconnues sans connaître pour autant quel aurait pu être le résultat final – devait marquer profondément un esprit comme celui de Jacques, enclin déjà tout naturellement à défricher les affaires et à se questionner dans la recherche de la meilleure solution ! Dans son essai sur Helsinki et la fin du Communisme, Jacques nous révélait le fond de sa pensée : une véritable philosophie de la vie et la place que celle-ci revêtait dans l’accomplissement de sa mission diplomatique. Il est essentiel, pour mieux saisir le fond de ses conclusions, de lire avec beaucoup d’attention ce qu’il nous a laissé d’écrit dans ses discours et dans ses rapports ; car, au-delà des interrogations très subtiles qu’il adressait avant tout à lui-même pour élaborer plus aisément des réponses convaincantes, fondées toujours sur des données concrètes, il prenait garde à ne jamais imposer son propre point des vue à ses interlocuteurs.

A cet égard, je me souviens d’un discours tenu à Rome en janvier 1986 concernant les enjeux de la défense et dans lequel, après avoir souligné la nécessité que les coopérations dans ce domaine si fondamental puissent être définies de préférence en fonction des besoins et des intérêts des Européens et non pas au hasard, il observait que, si sur la politique bâtie et suivie par la France on pouvait être ou ne pas être d’accord, il fallait quand même qu’elle soit prise en considération. Jacques ajoutait que la force nucléaire propre dont la France s’était pourvue avait aussi comme but de riposter au risque du « découplage », c’est à dire à la possibilité d’un conflit qui aurait pu se dérouler en Europe sans pour autant s’étendre aux territoires de l’URSS et des Etats-Unis. A ce propos, Jacques avait souligné avec la perspicacité qui était la sienne que la stratégie de Moscou concernant le déploiement des SS20 visait tout justement à créer le découplage, auquel l’OTAN devait forcément être amené à répondre par l’installation des Pershing II et des missiles de croisière.

En Italie, ces missiles, de moyenne portée, avaient été installés dans la base de Comiso en Sicile à la suite d’une décision rendue publique par le gouvernement en août 1981. Je me souviens encore de la vive reconnaissance du Chancelier Kohl à notre égard : car, avait-il dit, l’attitude positive de notre Pays sur ce sujet très délicat avait contribué à amadouer cette partie – et non la moindre – de l’opinion publique allemande gagnée à la cause du pacifisme. Cela dit, les négociations d’Helsinki avaient renforcé Jacques dans l’idée qu’il avait sur le rôle et les limites de l’emploi de l’outil diplomatique. En décrivant le résultat d'Helsinki comme « le piège », il avait compris – et je serais tenté de dire « mieux que quiconque » – les limites de cet outil : à savoir, l’impossibilité à l’époque de prévoir les conséquences que l’Acte Final devait par la suite entraîner à l’intérieur même du système soviétique. Par ailleurs, Jacques n’avait pas manqué de souligner que l’espoir – très fragile d’ailleurs – que les négociateurs occidentaux nourrissaient, à savoir la libéralisation des pays de l’Est, URSS comprise, comme effet de l’adoption de l’Acte Final, pouvait se heurter dans l’immédiat à de sérieuses réserves et à des commentaires très sévères en Occident, dont les médias – je pense à « Le Monde » – s’étaient fait l’écho.

Or, le fait que le volet de la dimension humaine ait été repris peu de temps après juin 1975 par un vaste mouvement d’opposition au-delà de la Ligne Oder-Neisse (en préparant ainsi, à la suite d’un puissant ferment idéologique, les événements des années 1989-90), ce fait – disais-je – avait renforcé Jacques dans son idée que la paix ne pouvait découler que d’une mobilisation des peuples ; d’où la conclusion que la diplomatie, bien qu’elle soit un instrument efficace pour atteindre le but final d’un monde en paix, ne restait en tout cas qu’un facteur indispensable d’accompagnement.

Les relations France-Italie

Penchons-nous, maintenant, sur les relations entre la France et l’Italie pendant la mission de Jacques. Depuis les années 1980, les sommets bilatéraux avaient représenté une étape importante dans l’institutionnalisation des relations franco-italiennes ; et ceci en tenant compte de la période précédente, marquée par une série d’incompréhensions dont la plus évidente avait été l’exclusion de la participation de Rome au Sommet de la Guadeloupe de janvier 1979. C’est en février 1982, lors de sa visite en Italie, que le Président François Mitterrand avait lancé l’idée d’un sommet bilatéral sur le modèle de ceux qui existaient depuis longtemps avec l’Allemagne et le Royaume-Uni.

A partir de l’automne 1983, nous avons assisté à une intensification des rencontres bilatérales entre notre Premier Ministre et le Président de la République française : rencontres au cours desquelles la discussion de toute une série de thèmes visant à coordonner d’une façon efficace les priorités respectives dans maints domaines – du cadre international aux politiques européennes et économiques – n’avait pas été exempte de certaines divergences de vue. A propos de ces dernières, que Jacques connaissait bien, je mentionnerai tout d’abord les dossiers les plus éminemment politiques, comme les différentes perceptions à propos de l’attitude à tenir vis-à-vis des Etats Unis dans le domaine de la sécurité, notamment pour ce qui avait trait à l’Initiative de Défense Spatiale lancée en 1985 par le Président Ronald Reagan. D’ailleurs, la participation à Airbus de notre Pays (qui devait ensuite faire un choix en faveur de l’industrie aéronautique américaine) et la « guerre du vin » (à laquelle on avait finalement mis fin grâce à l’intervention du Président Mitterrand) représentaient – il faut le reconnaître – des thèmes très sensibles.

La question très épineuse de quelques centaines d’Italiens ayant fui la justice de leur pays après les années 70, la période dite des « années de plomb », constituait – comme devait l’écrire Jean Musitelli – « un motif d’irritation pour le gouvernement italien et un sujet d’embarras pour le gouvernement français ». A ce propos, je me souviens de la démarche que l’Ambassadeur de France avait fait auprès de la Farnesina en février 1987, pour manifester la stupeur et la surprise du Ministre Roland Dumas au sujet des propos, considérés comme peu amiables vers la sœur latine, que le Président du Conseil avait tenu dans une séance de la Chambre des Députés. En effet, Bettino Craxi reprochait au Gouvernement français d’avoir commis des failles dans les procédures d’extradition de gauchistes révolutionnaires italiens qui avaient trouvé un abri sur le territoire français, notamment à Paris.

Permettez-moi de vous faire part à ce propos d’un épisode rapporté par Giulio Andreotti dans ses Mémoires. En tant que Ministre des Affaires Etrangères, il avait accompagné un jour à l’Elysée le Président Craxi qui tenait dans sa poche une liste de personnes recherchées par la justice italienne. En la lisant, le Président Mitterrand s’était exclamé : « Pourquoi donc après tant d’années ne tournons pas la page alors que plusieurs de ces individus se sont désormais rangés en s’adonnant pacifiquement à de petits métiers ?». Sur certains d’entre eux, toutefois, le Président – ajoutait Andreotti – manquait d’informations, et il s’était dit disposé à les remettre entre les mains de la justice italienne s’il s’avérait qu’ils étaient encore au service actif des Brigades Rouges. En écoutant cette considération et s’adressant à son illustre interlocuteur, notre Ministre n’avait pu s’empêcher d’exclamer : « Dans ce cas, il vaudrait mieux que vous les gardiez ». « Craxi – ajoutait-il encore – me regarda de travers, Mitterrand sourit et nous passâmes à un autre sujet ».

Je ne sais pas si Jacques avait été mis au courant de cette querelle qui avait eu lieu à l’Elysée. Toutefois, une chose était certaine : avec la sensibilité qui était la sienne, il savait bien que le souvenir des années sombres de la décennie précédente, pendant lesquelles on avait assisté d’abord à l’enlèvement et ensuite au meurtre d’Aldo Moro, devait rester longtemps figé dans l’âme de l’opinion publique de la Péninsule.

Cela dit, il faut bien rappeler que dans les années 1984 et 1985 les Ministres des Affaires Etrangères, de l’Intérieur et de la Défense italiens rencontraient souvent à Paris et à Rome leur homologues français, pour aborder avec eux et dans un esprit constructif les thèmes de la coopération dans les domaines des relations internationales, de la défense, de la recherche scientifique et de l’industrie.

Le renforcement de la construction européenne, qui à l’époque se composait de dix Etats Membres, était un sujet qui occupait une place très importante dans les raisonnements de Jacques : n’était-il pas convaincu, surtout à la suite des enseignements qu’il avait pu tirer des négociations d’Helsinki, de la nécessité que, vis-à-vis des deux Grandes Puissances, une Europe sûre d’elle-même et capable de mettre en valeur sa propre identité aurait été un élément fondamental pour assurer à la planète toute entière un équilibre qui, loin d’être aléatoire, devait se montrer solide et durable ? Tout au long de sa mission en Italie, l’Ambassadeur de France avait pu constater que les différences d’appréciation entre Paris et Rome vis-à-vis de la construction communautaire avaient trait non pas à l’objectif de fond – c’est-à-dire l’unité de l’Europe – mais plutôt aux moyens et au temps pour y parvenir.

La pierre de touche de cette entente franco-italienne sur le but final de la construction européenne avait été l’appui que, au Conseil Européen de Milan de juin 1985, le Président Mitterrand et le Chancelier allemand avaient donné – malgré quelques déconvenues – à la proposition de la Présidence italienne de passer, en dépit de l’opposition des britanniques, au vote : procédure insolite mais quand même admise par les normes existantes, et utile pour le lancement d’une Conférence intergouvernementale ayant comme mandat celui de modifier le Traité de Rome, et de préparer un projet pour une politique extérieure et de sécurité commune. Que sur le fond il y ait eu, non seulement à cette époque, un partage d’idées entre les deux gouvernements sur les résultats à atteindre concernant l’intégration européenne, est prouvé par un épisode dont je fus témoin en 1993 à l’époque où j’étais Ambassadeur à Paris.

A l’occasion d’un Séminaire organisé par l’Université de la Sorbonne et portant sur le Traité de Maastricht, certains de mes confrères du Quai d’Orsay s’étaient enfoncés dans une discussion qui ne finissait jamais pour démontrer que, contrairement à ce qu’avait soutenu à cette occasion et avec beaucoup de conviction Roland Dumas, la référence dans le texte final du Traité sur l’Union Européenne à l’évolution dans un sens fédéral de l’intégration entre les Etats Membres avait été rayée à cause de l’opposition farouche de la délégation britannique. Cet épisode, qui avait eu comme protagoniste une personnalité qu’en tant qu’ancien Ministre des Affaires Etrangères avait joué dans les années 1990-1991 un rôle fondamental, confirmait, s’il en était besoin, la concordance de vues entre la France et l’Italie sur un thème important pour le développement de l’idée européenne, telle que l’avaient conçue nos Pères Fondateurs.

Une constante se dégage des rapports bilatéraux, à savoir la coopération croissante dans la lutte contre le terrorisme, en particulier le terrorisme d’origine arabe. A ce propos, l’affaire du détournement en Méditerranée le 7 octobre 1985 du paquebot Achille Lauro par des pirates avait déclenché toute une série de graves difficultés tout d’abord avec les Palestiniens et ensuite avec Washington. Le refus de nos autorités d’extrader aux Etats-Unis les représentants dépêchés en Egypte par Arafat pour convaincre les pirates à se rendre, avait failli provoquer dans la base de Sigonella en Sicile une fusillade entre les militaires italiens et les soldats américains appartenant à la force d’intervention rapide Delta. De surcroît, l’action entreprise par le Président du Conseil et le Ministre des Affaires Etrangères pour dénouer cette affaire avait provoqué de vives critiques de la part des milieux politiques plus favorables à soutenir les démarches américaines, ce qui devait entraîner une crise gouvernementale qui par ailleurs avait pu être surmontée après quelques jours seulement.

Cela dit, dans une note transmise aux services du Ministère faisant état d’un certain manque de solidarité qu’on aurait souhaité de la part des Pays Membres de la Communauté Européenne vis-à-vis des difficultés que les Palestiniens et les Américains nous avaient causées, Giulio Andreotti écrivait que, face à certains silences, il y avait eu quand même deux exceptions de marque: celle du Ministre des Affaires Etrangères d’Allemagne et celle, le 8 octobre, de l’Ambassadeur de France qui lui avait fait part au téléphone de l’offre de toute aide que, à la suite d’une éventuelle requête de notre part, le gouvernement français était prêt de nous fournir.

Au Sommet de novembre 1986, à part l’idée envisagée du côté italien de créer un organisme de consultation euro-arabe en Méditerranée, les deux délégations s’étaient penchées sur toute une série d’accords sectoriels, en particulier dans les domaines de la technologie aérospatiale. Les discussions autour de la participation italienne au satellite d’observation militaire Hélios étaient révélatrices de ce climat de collaboration que l’Ambassadeur de France s’était employé à créer et à renforcer. A ce propos, je suis témoin des efforts accomplis par Jacques – et je fais référence aux discussions du Sommet de Naples de fin novembre 1987 – pour apaiser les craintes du Président du Conseil et du Ministre des Affaires Etrangères au sujet d’une initiative franco-allemande considérée par Rome comme susceptible de se développer en concurrence avec l’Alliance atlantique. Plus précisément, la nouvelle d’une coopération accrue entre Paris et Bonn dans le secteur de la défense, à travers notamment la création d’un brigade franco-allemande et l’institution d’un Conseil commun de sécurité et défense, avait été perçue comme une initiative ayant pour but de créer en perspective un directoire européen ; et ceci en opposition avec cette amorce de coopération en matière de politique étrangère prévue par l’article 30 de l’Acte Unique qui venait d’être signé en février 1986.

Lors du sommet d’Arles en 1988, le dernier auquel Jacques avait participé, ce sont les dossiers industriels et technologiques qui avaient tenu le haut du pavé. Je me réfère, en ce qui concerne le secteur militaire, à la coopération en matière de missile sol-air «Astair », ainsi qu’à la confirmation d’une participation de l’Italie au programme Hélios ; dans le cadre des programmes civils, c’était l’acte de fondation de l’AFIRIT – c’est-à-dire l’Association franco-italienne de recherche industrielle et technologique – qui revêtait une importance tout à fait particulière.

Avant de tirer quelques conclusions au sujet de l’enseignement que Jacques nous a donné, permettez-moi d’ouvrir une douloureuse parenthèse concernant une autre grande personnalité française qui nous a quitté il y a à peu près une semaine. Jean-Bernard Raymond, ancien Ministre des Affaires Etrangères, Ambassadeur de France auprès du Saint-Siège et qui m’a honoré lui aussi de son amitié, avait écrit en 2004, à l’occasion d’une rencontre organisée à Paris par l’Association France-Italie dont il était le Président, que « les Français sont attirés par l’Italie. C’est pour eux la mère de la civilisation européenne, grecque et latine, sans discontinuité pour les arts et la pensée à travers les siècles... ». Et il concluait son intervention en disant : « J’ai toujours trouvé que l’Italie n’a pas toujours reçu de la France la considération politique et intellectuelle qu’elle espérait ».

Conclusions

Quelles conclusions générales pourrions-nous tirer de l’enseignement que Jacques nous a dispensé ? Sa mission diplomatique mérite d’être prise en considération selon deux axes principaux.

Le premier tient au fait que l’ambition de Jacques consistait à faire tout ce qui était dans ses pouvoirs pour développer la coopération franco-italienne dans le cadre d’un processus qui ne se limitait pas seulement à l’interprétation des événements. Jacques nous a appris une méthode, et c’est pour cette raison que j’avais parlé tout à l’heure d’une philosophie.

Le deuxième axe renvoie à l’intégration de l’Europe. D’après Jacques, la progression de l’esprit européen dans les sociétés contemporaines n’était pas seulement souhaitable mais nécessaire.

Quant au sort que le « modèle français » aurait pu avoir, la réponse qu’il avait tâché de donner à cette question – et que je définirais d’inusitée et de surprenante à la fois – consistait à dire que le projet européen était « l’un des attributs essentiels de l’identité nationale française » ! Pour expliquer son point de vue, Jacques faisait appel à cette conception universaliste que la France tout au long des siècles avait contribué à diffuser en Europe, jouant ainsi un rôle-clé dans l’invention et la propagation du grand rêve unitaire.

Mais comment, alors, parvenir à concilier cette conception tout à fait appartenant à l’Hexagone avec la notion d’une souveraineté que le peuple français et ses régisseurs semblaient avoir du mal à plier aux contraintes de la solidarité européenne ? Jacques avait une réponse aussi à cette question : c’était le dépassement de l’idée gaullienne, car il était assez clair que pour lui cette conception était révolue. Plus d’unité, plus de cohésion, plus d’efficacité au niveau de l’Europe impliquaient que les souverainetés soient exercées en commun sur quelques sujets fondamentaux. Il fallait donc, toujours selon Jacques, dépasser une vision « défensive et mesquine », fondée sur l’idée de l’identité nationale comme « une toise » sous laquelle devaient passer les nouveaux arrivants. En attendant que se crée enfin un «patriotisme européen», Jacques Andréani pariait sur la « relativisation du nationalisme », liée notamment à l’unification européenne, pour que cette identité puisse demeurer ouverte sur les autres peuples.

Persuadé comme il l’était de la renovatio mundi, Jacques nous poussait quand même – et il nous pousse – à nous interroger sur la linéarité des événements de l’histoire, sur le caractère indiscipliné voire imprévisible de celle-ci. Hypersensible aux mouvements autour de lui, il nous montra – et il nous montre – avec beaucoup d’humilité les erreurs grossières que nous faisons quand nous essayons de comprendre ce qui se passe autour de nous avec des moyens trop simples.

En peu de mots, il nous a appris à comprendre l’histoire et il nous a indiqué l’avenir : un avenir que nous devons préparer à la manière de ceux qui ne sont pas des vaticinateurs, mais qui savent cultiver le don de la prévoyance. Merci, Jacques !