Nous avons choisi d’illustrer cette très belle interview de Giuseppe Pintorno avec Graziano Corelli, cousin du célèbre ténor Franco Corelli (1921-2003), par une mémorable interprétation de ce dernier : « Ah sì ben mio. Di quella pira ! », tirée du troisième acte d’une version de « Il Trovatore » de Giuseppe Verdi diffusée par RAITRE.



FRANCO CORELLI, “ le” ténor
par Giuseppe Pintorno

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Voilà dix ans qu’il nous a quitté, notre chanteur aux qualités vocales et artistiques d'un « ténor héroïque », doué généreusement par la nature, et que l’homme Corelli a soigneusement respectées, s'appliquant à les améliorer, à les perfectionner par une volonté absolue de parvenir à incarner le caractère du personnage qu’il avait à interpréter. Nous tenons à remercier EUPHONIA, revue on line, pour son aimable disponibilité à nous laisser profiter de ses documents.

A une époque où sur les théâtres d’opéra les grandes voix foisonnaient pour ainsi dire, les Del Monaco et les Di Stefano étaient désignés comme les seuls entre lesquels il fallait choisir... Étant partout, il n’était pas difficile de comprendre que celui qui, toute sa vie durant, s’est consacré entièrement à son art, et qui réunissait les qualités majeurs était Franco Corelli.

Dans le but de mieux comprendre l’artiste, de pénétrer sa personnalité, donc l’homme qu’il a été, nous rencontrons M. Graziano Corelli, son cousin, qui l’a bien connu, et qui essaiera avec nous de le faire revivre, car on en parle trop peu, submergés que nous sommes par la mondialisation même de la musique, et des voix…

- Graziano, comment peut-on définir, situer notre artiste ?

Il faut mettre en évidence son équilibre, sa façon d’être une célébrité de par sa nature, sans jouer la star. Il y a eu en lui un artiste « noble », qui a su devenir le chouchou du public non seulement grâce à son physique et à sa voix exceptionnels, grâce aussi au sérieux de son professionnalisme.

- Vous qui l’avez si bien connu, pouvez-vous nous dire qui il était vraiment ?

Il est plus facile de définir le ténor que l’homme, car la carrière l’engageait presque totalement, et il ne restait plus grand-chose à « monsieur » Corelli. Il a dû faire un choix de vie, et il a choisi le monde lyrique. Le titre d’un article dans un journal qui l’avait interviewé est resté célèbre. Il avait déclaré : « Je suis le ténor le plus haut de taille, je veux aussi devenir le plus grand ». Je ne l’ai jamais entendu formuler des critiques sur un collègue. En donnant des qualifications, des évaluations de Corelli par rapports à ses collègues, nous trahissons ses convictions profondes.

- Ne risquons-nous pas d’en exagérer le caractère ?

Naturellement pendant sa carrière il a dû et su mener ses batailles, mais visant moins à mettre en difficulté les autres plutôt qu’à affermir sa position. Il étudiait tout le temps ! De toute façon, je ne l’ai jamais entendu médire de ses « rivaux ».

- Quels étaient ses rapports avec les compositeurs ? C’est-à-dire pensait-il à l’élément, à l’aspect vocal en négligeant l’élément psychologique du personnage qu’il avait à interpréter?

Sans aucun doute il réfléchissait sur ce personnage, il l’étudiait. Il était très exigeant envers lui-même, il cherchait de s’approcher de son état d’âme, de son attitude, de son comportement. Jusqu’à en souffrir, il cherchait une complète adhésion à son personnage. Des exagérations ? Le sens de la mesure se trouve dans l’ensemble, non pas dans des moments exaspérés de la partition. Un exemple ? Le quatrième acte de Carmen : une tension expressive qui arrive à communiquer l’angoisse aux spectateurs. A ce sujet une fois Tebaldi déclara que dans Werther Franco versait la même fougue que dans Don José.

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Pour satisfaire nos curiosités, Franco Corelli eut une enfance tout à fait normale, comme l’adolescence d’ailleurs, puis il devint champion de natation… Son père travaillait dans le chantier naval d’Ancona. C’était une famille sans difficultés Leurs rapports étaient sereins, ils étaient très unis. Le jeune Franco eut comme tous les jeunes de bons amis. Il eut aussi d’assez bons résultats sportifs. La natation lui fut aussi utile pour l’activité respiratoire. Il existe des enregistrements réalisés à cette époque (1948-49), des morceaux chanté avec son frère (qui était baryton), témoignages dans le cas de Franco de son évolution artistique. D’une voix brute à la beauté de cet instrument qu’ on lui connaît.

Pour commencer, avec qui a-t-il étudié ?

On peut le définir autodidacte, même s’il a suivi, et beaucoup, les conseils de son ami Carlo Scaravelli qu’il estimait. Ce dernier étudiait avec le maestro Melocchi. Franco aussi est allé quelques fois prendre des cours chez Melocchi. Le professeur lui avait conseillé en particulier d’étudier Manon Lescaut, l’opéra de Puccini.

- Des Grieux c’est bien l’un des rôles les plus difficiles pour un ténor

En fait… Franco l’a étudié mais ne l’a jamais interprété sur scène. Nous, on en garde des enregistrements. Il manque l’air du troisième acte, « No. Pazzo son » : qui a eu la chance de l’entendre, a affirmé qu'il en a eu la chair de poule…

- Vers quelles années a-t-il vraiment commencé ?

Autour de 1950-1951, il a environ trente ans. Le 26 août 1951 il débuta Don José à Spoleto. Ensuite, il passa par toutes les étapes classiques qui attendent les jeunes... puis ce furent le Teatro dell'Opera à Rome, puis Florence...

- Quand j'étais très jeune, j'entendais dire que sa voix n'était pas bien ferme, qu'elle avait un vibrato... enfin, qu'elle tremblotait…

Les mauvaises langues se devaient bien de souligner les difficultés d'un jeune ténor ! On le surnomma « Pe-corelli », brebis. Depuis 1952 et ce jusqu'en 1975, ce ne fut ensuite qu'un chemin qui montait toujours.

- Comment affrontait-il l'étude d'un rôle : avec un pianiste, avec un chef d'orchestre…?

Il était surtout présent à Milan, il étudiait avec le maestro Pastorino, excellent pianiste, avec lequel il avait une grande entente musicale. Et Loretta, sa femme écoutait toujours. Il arrivait que devant une note qui l'avait mis en difficulté, il demandait l'avis de sa femme plutôt que celui du maestro. Loretta Di Lelio, qui avait aussi commencé une carrière à Rome, fille d'une basse très connue.

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- Voulez-vous nous faire participer à sa carrière, grâce à vos souvenirs?

Une ville, une institution à laquelle il a bien été lié c'est Vérone, avec ses arènes, dans lesquelles il a chanté au moins une soixantaine de spectacles. Il a toujours eu peur d'affronter la scène, il avait toujours le trac.

- J'étais présent une fois à Torre del Lago à la première de La Bohème, où il chantait avec Maliponte. Depuis une heure il n'arrivait pas à se décider de commencer. Tebaldi, qui était présente, alla dans sa loge pour le convaincre enfin. C'était un artiste caractériel, au sens bon du terme, c'était comme ça. Il voulait se sentir sûr de pouvoir donner le maximum. Est-ce que nous pouvons tenter de définir son caractère?

- Je pense que nous pouvons nous servir de quelques exemples. Commençons des dernières années, quand il avait déjà terminée sa carrière.1995, aux arènes à Vérone pour recevoir le prix Lugo. Deux heures avant il commence à s'agiter, le costume est trop serré. Nous sommes dans les coulisses en attendant qu'il soit invité sur scène et il me dit se sentir trembler. Je lui prend la main, elle était glacée. Il n'y avait aucune raison. Enfin il a été l'objet de l'attention générale, il a pris la parole et il a parlé plus longtemps que d'ordinaire. Parfois il ne voulait pas que les gens le reconnaissent, d'autrefois il était contrarié qu'on ne le reconnaisse pas. A mon avis son amertume ce fut de devoir sacrifier à la musique une vie comme celle de tout le monde: courir, faire du ski, ne pas devoir faire attention s'il faisait beau ou pas, non pas pour faire des folies, mais pour vivre normalement, librement. Il m'est resté un épisode fixe dans la mémoire: il était déjà malade (82 ans), il venait d'aller dans une clinique, entourée d'un beau parc de bouleaux. Tout d'un coup il s'est mis à courir, les bras ouverts : cela m'a frappé.

- Allons maintenant parler de son rapport avec la vocalité : quels étaient ses auteurs bien aimées, ses rôles préférés, dans ses rêves et dans la réalité ?

Le personnage de Don José, celui de ses débuts, lui a été très cher longtemps. Ensuite il a compris qu'il ne suffisait pas d'étonner le public, il fallait lui faire sentir des émotions. A ce sujet, je pense que les personnages du répertoire français ont été importants: Roméo, Werther... Puis Ernani, il aimait beaucoup ce personnage; encore grande émotion à exprimer dans « La Force du destin », particulièrement dans le duo du deuxième acte avec le baryton « Solenne in quest'ora ».

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- Corelli disposait d'une voix très puissante, mais il n'a jamais profité de ce genre de qualité, à la quelle il préférait ses possibilités de jouer avec les couleurs de sa voix... Pour lui chaque soirée c'était comme une première fois, son engagement était total, il ne voulait pas rester tranquillement assis sur ce qu'il avait déjà obtenu, réalisé.

La dernière fois que je l'ai entendu chanter, ça a été à Milan, au conservatoire de musique, où il devait enregistrer André Chénier pour la Rai télévision. Il n'admettait personne dans ces occasions. Moi j'avais pu obtenir de passer en cachette: je l'ai vu arriver, prendre un certain couloir, aller près de la fosse de l'orchestre et seulement alors j'ai osé prendre le même couloir. Il a senti la présence de quelqu'un, il s'est retourné, et j'ai du faire semblant de rentrer quelque part. Puis j'ai pu m'approcher et écouter, caché derrière un rideau.

- Est-ce que vous pouvez nous indiquer quels étaient ses compositeurs préférés ?

Les français (Bizet, Gounod, Massenet), Verdi, Puccini, Bellini (Norma)! Pour « I Puritani », sincèrement je n'ai pas de souvenirs qu'il m'en aie parlé, même si il y a à la maison un enregistrement privé de l'air du premier acte « A te o cara » qui est la fin du monde ! Chose bizarre, il s'arrête avant la cadence, il dit qu'il est fatigué et renonce au contre-ut.

- Et ses rapports avec ses collègues ?

Pour les ténors « vivi e lascia vivere ». Pour les « prime donne », il n'a jamais exprimé d'éléments négatifs. Elles ont toujours été élogieuses à son égard: Gigliola Frazzoni, la Callas, Elena Nicolai, la Tebaldi, magnifique. Il y a un soprano avec lequel les choses ont mal marché. Je n'ai jamais su pourquoi, mais glissons... Et puis Simionato, il ont participé ensemble à quatre-vingt représentations; le bijou est représenté par Les Huguenots: cinq soirées exceptionnelles. Puis il faudra se rappeler des disputes avec Boris Christof, puis avec les fans de Fedora Barbieri qui prétendait voir leur idole seule sur scène pour recevoir les applaudissements.

- Et les amitiés ?

Avec Ettore Bastianini, par exemple. Ils avaient des caractères très différents, et c'est peut-être là la raison de leur amitié...

- Et les chefs d'orchestre ?

Ils les appréciait tous. Il y eut quand même la discussion avec Leopold Stokowski à Vérone, pour les « tempi » de Carmen. Le ténor n'était pas d'accord. Le chef affirmait que c'étaient les « tempi » de Bizet...

- Bizet est mort trois mois après la création, sans laisser de trace concernant le métronome.

Voilà. Alors Franco répondit ou vous, ou mois. Et il s'en alla. Mais finalement c'est le maestro qui fut remplacé. A l'époque, les maestri n'étaient pas les stars, les stars c'étaient les chanteurs.

- Même si ce n'était pas encore le moment des reprises philologiques, il y avait par exemple un maestro très sévère, qui ne cédait en rien aux chanteurs: Molinari-Pradelli. Et puis Von Karajan…

Avec lui il existe un enregistrement du Trouvère à Salzbourg a côté de Leontine Price, Ettore Bastianini, Giulietta Simionato. Et encore un autre avec Thomas Schippers. Il existe beaucoup de disques « pirates », plus que d'enregistrements en studio.

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Nous pouvons conclure donc que Franco Corelli, « star » de toute façon, n'a point profité de la situation pour s'imposer comme « divo ». Il reste encore à parler d'un élément: l'argent. Franco était un artiste sérieux, mais c'était à la fois un homme qui a bien, bien gagné sa vie. Que voulait-il de l'argent ?

Il a hérité une qualité de son père. Il n'était pas avare, mais il ne détestait point économiser. Franco a été bien calme tant que son père a vécu, s'occupant d'administrer ce que son fils gagnait. Ensuite c'est bien lui, l'artiste qui s'est assumé et on peut dire qu'il a été avisé. Parfois il a été généreux mais discret.

Franco Corelli, a-t-il été satisfait de son existence ?

Jamais. Il cherchait la perfection. A la clinique où il était hospitalisé on lui montra la version de Carmen avec Belen Amparan, enregistrée pour la télévision. Il écouta tout en silence, sans commentaire. A la fin il affirma: ...bah... j'ai été « bravino » (assez bon) !

Giuseppe Pintorno